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Fracture en douze stations

1. Journée

Se réveiller froissé d’une nuit sans rêve et profiter des premières secondes d’amnésie. Qui je suis déjà ? Qu’est ce qui m’arrive ? Pourquoi étais-je triste hier ? Que s’est-il passé ? Ah oui, c’est vrai, c’est cela le visage flou du prédateur, la fugacité blanche de ses mâchoires, et la douleur où l’on porte la main qui se réveille lentement elle-aussi… Quand, comment et pourquoi tout cela a commencé ? Qui étais-je autrefois, avant cette douleur ? Je commence à ne plus me le rappeler avec exactitude… Comment donner sens à toute cette souffrance si je veux surmonter cela ? Est-ce que j’ai vraiment l’envie de le surmonter en regard de ce qui ne m’attend pas ? Et pourquoi, et parce que, et mais, et donc, sans discontinuer…

Le café, la cigarette, et à mesure que les substances gagnent mes facultés, voir tout cela se redéployer dans une pleine conscience : qui l’on est, ce qu’il nous arrive, ce qu’il s’est passé, comme des arbres dont on se retient de remonter les branches par peur et dégout, et reprendre peu à peu sa place dans la tristesse de la veille, reprendre celle-ci là où on l’avait laissée en s’endormant dessus, tandis que s’évapore l’amnésie candide du réveil… Et parcourir le même chemin, chaque jour, sans jamais rien trouver de neuf en soi ou dans le monde qui présente les choses sous un jour acceptable. Des dizaines de fois, qui deviennent des épuisantes centaines, jusqu’à se demander avec détachement par quel cynique miracle on tient encore debout…

Fumer encore, fumer parce qu’il n’y a que cela, jusqu’à vouloir manger ou boire pour fumer encore, jusqu’au cancer ou l’AVC, comme une douce et sûre sape de soi-même, et le plafond. Fidèle à lui-même. Meilleur ami au poste, lui, debout sur ses quatre murs pour nous garder dans la boîte.

Dehors, le jour décline ou le jour se lève. Qu’importe.

2. Souvenirs

J’ai beau fouiller ma mémoire de la plus petite enfance à aujourd’hui, je n’y trouve pas de souvenir dont le bonheur me soit encore sensible. Je me souviens avoir ressenti la joie de courir vers quelqu’un, de savoir ma place dans le monde à ses côtés, mais je n’en sens plus les effets. Il en va tout autrement pour les souvenir douloureux capables de me fendre en deux lorsqu’ils surgissent, même informes. Ce sont des images fantômes comme des douleurs fantômes, au coin de la rue, dans l’embrasure d’une porte, dans une odeur ou un goût, une musique ou un objet qui se casse la gueule de l’étagère où on l’avait oublié…

Et je me demande combien de temps encore durera cette douleur fantôme, si elle durera toute la vie au point que je n’y prête plus grande attention. Et je sais qu’à l’inverse, il n’y a pas de plaisir ou de joie fantômes : ce ne sont que des choses volatiles du présent, et qu’il faut reproduire et reproduire encore pour les retrouver jusqu’à s’en user…

3. Plaisir

Je constate qu’aucun plaisir n’est en mesure de compenser la douleur : je ne jouis plus du bleu du ciel ou du parfum d’un repas à l’heure où j’ai faim, je ne jouis plus du goût des choses autrement que dans le contentement de mes addictions au sucre et au gras, je ne me passionne plus pour un film ni ne m’absorbe dans une lecture qui m’apaise, m’intéresse ou me ravit, je ne ressens plus l’énergie ni l’émotion de la musique autrement que parce qu’elle me rappelle à la souffrance. Et si je consomme parfois ces choses, ce n’est jamais en m’y livrant au présent mais en demeurant tendu vers l’après les avoir faites, vue ou écoutées : le fait domine le faire. Je ne peux plus regarder un film qu’en accéléré et en faisant quelque chose d’autre en même temps : je l’écoute en fond sonore, pour ce fond informe lui-même, ou pour pouvoir me dire que je l’ai vu, et l’additionner à ma bouillasse culturelle ; car je fuis les vrais films qui ne s’accommodent pas d’un tel traitement.

M’ancrant plus dans l’instant, le visage des gens même, leur voix et leurs mots sont pénibles de douleurs souvent. Et il n’est rien qui ne me renvoie pas à ma condition sordide : pas de balade, pas d’ivresse, pas de jeu ou de dessin, pas non plus écrire ce que j’écris à présent et que je ne fais que par devoir documentaire, parce qu’il faut bien faire quelque chose.

Évidemment, le travail m’emmerde comme il l’a toujours fait au fond, si ce n’est qu’il remplit cette jauge du devoir accompli, mais je conçois même avec le temps un mépris pour les gens qui aiment leur travail, qui y prennent du plaisir alors que c’est le plaisir sale d’une activité vaine.

Et moi, le plaisir est cassé en moi, autant que l’espoir de le retrouver.

4. Amour

On voudrait l’aimer mais elle n’est plus là que dans des bribes de souvenirs aux bords coupants… Et l’on se retrouve embarrassé de tout cet amour qu’on a en soi et qui disait tant de choses de qui l’on est mais dont on ne sait plus que faire désormais. Alors on le regarde juste se nécroser jusqu’à ce qu’il tombe du reste de l’âme, et la fasse tomber elle-même… Et l’on nous dit qu’il faudrait donner cet immense amour à quelques autres qui attendent, les yeux brillants de convoitise dans une pénombre de solitude, comme les restes d’un festin qu’il faudrait distribuer entre des affamés… Mais on sait très bien que la greffe ne prendra pas, que l’amour n’est pas un sac de riz qu’on échange : les idiots qui disent ces conseils n’ont jamais aimé, et ce qu’ils appellent amour n’a jamais représenté qu’une toute petite partie, non de ce qu’ils sont, mais de ce qu’ils possèdent, un sac de riz qu’ils portent accroché à leur ceinture… Ceux-là en général n’aiment que par négoce, pour obtenir quelque chose de la transaction, et quand ils vous disent « je t’aime », c’est en réalité eux-mêmes qu’ils cherchent à aimer à travers les yeux de l’autre, éperdus de leurs propres reflets comme Narcisse. Et ce sont les mêmes qui vous vendront toutes les formes que l’amour peut prendre.

Celui d’abord inscrit par l’espèce dans la mécanique de survie des parents et des enfants : serait-on né chez les voisins de palier qu’on nous aurait bien ou mal aimé pareil, et qu’on aurait bien ou mal aimé ces parents pareil, par seule nécessité biologique en retour. La nature s’assure de la toute puissance de ce lien, le seul où le sacrifice est officiellement reconnu comme légitime, mais il n’en a pas pour autant de valeur vu qu’il n’est le fruit d’aucun choix : à moins d’une pathologie psychiatrique, on aimera son père, sa mère ou son enfant qui qu’il soit ou devienne, prof, curé, trader, médecin, même drogué, alcoolique, même violeur, pédophile. Tout ce petit monde s’aimera pour le devoir impérieux de prolonger l’espèce et même si, pour quelques conflit entre la morale et cette parenté, ce rapport se muait en haine, ce serait encore une forme d’amour… Alors non, cet amour là, si puissant qu’il soit, ne vaut pas grand chose d’autre qu’un attribut de mammifères.

On vous vendra aussi la précieuse amitié qui, à bien des égards, est à l’amour platonique ce que le plan cul est à la communion charnelle : un moindre négoce, sans aucun engagement de rien, et qui ne repose que sur le bon vouloir de fréquenter l’autre de façon plus ou moins intermittente, de déverser en lui les récits de sa vie en échange qu’il déverse en nous les récits de la sienne, voyeurs l’un de l’autre qui proclament l’intimité au nom de ce jeu de confessionnal égocentré. Car pour entretenir cela, il faudra accepter les travers de l’autre, non par largesse d’esprit, mais parce qu’on en subit pas soi-même les conséquences, non par honnêteté mais par volonté de voir l’autre adopter la même tolérance pour sa laideur à soi. C’est cela un vrai ami : c’est quelqu’un à qui vous dites le pire de vous, et il ne rompra pas le lien tant que vous acceptez qu’il vous dise le pire de lui. Mais comme le but de cette symbiose est de repartir chacun chez soi avec l’assurance qu’on est quelqu’un de bien et de compris, il faudra saupoudrer cela de moments plus légers où il sera possible de communier dans la sensualité et le souvenir : ces vacances ou cette soirée, ce rendez-vous pour visiter un appart ou ce café en terrasse. Assurez cela et vous avez la colonne molle d’une relation sans autre ambition que de s’aimer soi-même à travers l’autre, mais gardez-vous bien pour que cela fonctionne de veiller à qui paye quoi, qui appelle qui, qui provoque quelle colère et qui demande pardon… Si vous veillez à tout cela, à ce que les sacs de riz demeurent équilibrés, alors vous aurez les beaux fruits de l’amitié qui vous permettront de dissimuler votre incapacité à vraiment aimer quiconque en dehors de vous…

Et ceux-là diront encore d’ailleurs ce qu’est l’amour, avec un grand A, séparant les relations bénéfiques des relations toxiques, prompts à se remettre de la moindre rupture en quelques semaines vu qu’ils n’ont jamais rien investi que quelques grains de riz au bénéfice de leur image… Ceux-là vous diront encore que pour bien aimer l’autre, il faut d’abord s’aimer soi même, sans jamais se rendre compte de la proportion énorme de ce « d’abord » en regard de l’ « ensuite », et que c’est précisément ce comportement, adoubé par la psychanalyse, qui fait le malheur de la société humaine depuis les débuts de son histoire : admettre comme base morale que le plus important du monde pour moi, c’est moi et seulement moi… Et que s’il reste quelques grains de riz au fond du sac, je pourrais une fois rassasié en nourrir un autre, pour le seul bénéfice de mon image…

Jamais un de ceux-là n’acceptera que l’autre est plus grand ou plus important que lui. Jamais un de ceux-là n’admettra qu’il y a quelque dessein plus grand que son propre épanouissement à lui, que son propre bonheur. Jamais un de ceux-là ne fera autre chose que d’utiliser tous ceux qu’il trouve sur son passage pour ses fins à lui, et comme toute l’humanité n’est que cela, jamais un de cela ne pensera qu’il est mauvais ou dysfonctionnel…

Et c’est dans un de ceux là qu’il faudrait trouver le complice pour édifier le mensonge amoureux, car on le sait au fond : on est de cette espèce soi-même, de cette vie dégueulasse sans aucune morale. On ne vaut pas mieux soi-même que la bactérie qui se divise, que le virus qui contamine, car c’est à ce mouvement de l’expansion de soi au détriment du monde que se résume la vie, à cette destruction perpétuelle, à ce rapport de force. Jusqu’à la fleur qui pousse, criminelle.

Et il n’y aucun amour là-dedans… Il n’y aucun amour ailleurs que dans les livres qui ont été inventés pour travestir tout cela et le rendre digne… Comment ne pas le voir ? Et comment s’en consoler une fois qu’on l’a vu ?

Que nous tissons ces réseaux de mensonge, écrivant des mythes pour les veaux d’or que nous sommes et que nous adorons dans le dos du prophète. Que celui-ci parle et on le fera taire, juste pour ne pas mettre en péril ce lien que nous avons mis tant de temps à tisser, et qui n’existe que parce que nous avons peur de ce que nous sommes, sans lui, seuls et faibles dans la chaos de la nuit.

5. Pleurs

On pleure d’abord des grandes pentes de quarante minutes où l’on se sent dévaler toujours plus, vingt minutes de corniche au souffle hagard, et l’on reprend, comme un travail de torture, un accouchement, une maladie auxquels son animal ne peut se dérober. Et l’on s’étonne du temps que cela dure dans une journée, dans une semaine, un mois, une année, ces pleurs bout à bout, le hoquet silencieux des sanglots ou la voix brisée qui hulule, perce et s’étrangle avec un ridicule qu’on ne lui connaissait pas, visage déformé dans les mains, bouche bavant sur l’oreiller, recroquevillé dans le lit, parterre du canapé, debout contre le mur : comme se faire baiser encore et encore, même lorsqu’on n’en peut plus, que les crampes du ventre et des muscles s’ajoutent encore à la douleur, se faire baiser partout de partout, tout le temps, jusqu’à saigner entre les jambes et s’effondrer, et que quelque chose nous tire et nous déglingue, encore. Et encore.

Et l’on se dégoûte quand on se surprend fier d’avoir vomi de trop pleurer, quand on sent grandir en soi pour soi le syndrome de Stockholm. Fier de l’immensité de cette tristesse qui quantifie le malheur, et l’on voudrait que l’on nous voit pour témoigner, attester, dire ce qu’il souffre le pauvre, peux-t-on souffrir plus que cela et le prendre dans ses bras pour le consoler l’éternité… Mais personne ne voit pour se contenter d’imaginer à l’aune de son expérience à lui, alors on finit par pleurer seulement pour Dieu qui n’existe pas et pour celui qu’on était mais qui n’existe plus. Et l’on roule un moment, étalé de tout son long face au plafond, avec deux fleuves de silence qui ruissellent calmement sur les joues.

Épuisé, somnoler jusqu’aux portes du sommeil où les pensées accrochent n’importe quel mot à n’importe quel objet dans la brume. On s’enfonce, on descend, on progresse et on y est presque, jusqu’à ce que deux choses s’imbriquent en faisant retentir le cliquetis sonore de la raison, et il ne faut qu’une seconde alors pour se voir arraché des limbes et se faire baiser de nouveau, encore, et encore.

Et encore…

6. Colère

On voudrait hurler mais personne n’est là… Alors on tourne en rond dans la chambre ou dans sa tête de chambre, à dire sans le prononcer un improbable dialogue qu’on reformule mille fois, parlant seul comme un fou qui règle ses comptes avec le silence. Et on a beau savoir que jamais un hurlement ne sera à la hauteur de ce qui hurle en soi, de ce fracas qui déchire nos muscles et brise nos os, qu’on parle et qu’on écrit tout de même, comme pour drainer le pus loin de la plaie qui jamais ne semble vouloir se tarir… La colère ne s’arrête jamais que face au mur de tristesse. Mais qu’on enjambe difficilement ce dernier et on la retrouve, intacte, noire, violente, froide, dans une autre cellule du labyrinthe…

On est un rat de colère et de tristesse l’une dans l’autre, et c’est tout ce qu’il reste de notre humanité.

7. Livres

Il n’y a sans doute pas un livre dont on ne sache ce qu’il dit sans même le lire, quand c’est la même misère qui s’écrit à chaque minute au fond du ventre, du sens au-delà de tout style, de tout vocabulaire, comme un tatouage. Alors à quoi bon ces livres quand s’écrit plus justement en soi ce qu’aucun écrivain n’a jamais su décrire ? Et ces autres artifices dont on nous promet qu’ils diraient autre chose que cette misère précisément ? Ces ouvrages répugnants de déni ? Ces auteurs dégoulinant d’altérité feinte… Tout cela peut bien brûler car il n’est rien qui soit aussi juste, profond, réel, solide que ce qui s’écrit au fond de soi à cet instant où la mort nous saisit, jour par jour et morceau par morceau. Rien qui ne soit aussi réel que la patiente annihilation qui détruit atome par atome, cellule par cellule de notre corps en commençant par ronger le cerveau, rien qui ne sache la géographie de cette apocalypse, au point de les rendre exaspérants d’orgueil d’oser rider la surface du silence, de lui ôter son terrible sens au bénéfice des lâches… Et qu’on ne parle pas plus de peinture, de musique ou du cinéma, qui à eux trois peinent à former une littérature pour analphabètes, un bréviaire diluant le manque de sens dans la sensation…

Tous ces gadgets qui font la civilisation sont l’homéopathie des menus vague-à-l’âme, incapables de dire ne serait-ce que l’ombre de ce qui nous dévaste, parce que ce qui nous dévaste est si fort qu’il tue tout ce qui vit, désintègre toute forme, et toute faculté de sentir comme de penser.

Quand on n’aura plus de mouchoir pour torcher notre chagrin, c’est la seule utilité qu’on trouvera aux livres d’arracher leurs pages comme on arrache les pattes des fourmis.

8. Redresser
Un jour, il y a un jour. Et sans qu’on s’explique vraiment pourquoi, il semble plus simple que la veille, on se sent aller de ce petit mieux qui sonne la cloche de la délivrance, parce qu’on aurait passé le col, de sorte que chaque jour sera désormais un progrès. Et la perspective de tout cela nous réjouit, et le lendemain on demeure réjoui encore, et le surlendemain de même.

Et puis tout s’écroule brutal.

Comme un brusque retour en arrière, par une autre chimie qu’on ne connait pas plus, la tristesse a repris son emprise et l’on ne souvient bientôt plus avoir été mieux. On se sent jouet, proie, et tout ce qui avait à peine cicatrisé arrache ses fils, rouvre la peau en crevant l’ecchymose…

Brutal.

9. Déglutir

Au fil des mois, il vient tout de même un moment où les pleurs se tarissent, non que le chagrin ne les pousse plus constamment du fond de soi, non que ça aille mieux, mais que les yeux soient vides de larmes, secs, apathiques, tous juste bons à regarder passer les choses sans faire le point sur elles. Alors on observe ce reflux semblable à celui du rhume qui, privé d’éternuements, s’en va descendre sur les poumons pour faire la bronchite qu’on tousse et qu’on ravale… Les pleurs font pareil lorsque les yeux les abandonnent. On les déglutit sans vouloir rien mâcher de leur goût, et on sent passer chaque pierre, chaque oeuf dans la gorge anguleuse, et l’on se sent le ventre lourd de cela, ce lac malheureux qui creuse en soi et dans la vase duquel naissent les déchéances et les cancers qui finiront par coloniser la surface.

Un témoin peut voir cela, cette ombre qui passe sur le visage à cet instant précis. Et s’il a le courage et l’éducation, il demande : « Ça va ? ». Alors on répond de la voix la moins blanche possible, avec même un sourire : « Oui, oui, ça va ! ».

Et la réponse lui va.

10. Déchéance

Il y a tout ce qu’on a toujours fait pour l’autre et dont on se sent désormais affranchi, et même de cet autre qui est soi et qu’on croisait dans le miroir qu’on ne nous tend plus, alors il n’existe plus. Et l’on renonce facilement à tous les devoirs car on ne doit plus rien à personne.

Personne.

Ne plus rien faire donc qu’assouvir les addictions primitives du cerveau reptilien et les contingences du corps : manger du gras, boire du sucre, fumer, pisser, chier, se branler si on s’en trouve la gaule… Hors ce programme, il n’y a plus rien qui tienne de ce que l’on nous a enseigné en termes de dignité comme de survie. On n’a plus d’heure pour dormir ou manger, on ne se déshabille plus pour se coucher au point de ne pas quitter un seul de ses vêtements toute une semaine, dix jours parfois, on ne sort plus les poubelles qui s’accumulent dans le salon ni ne vide les cendriers qui se renversent dans les draps parmi les miettes, on n’ouvre plus les volets ni n’éteint l’unique lumière que l’on utilise encore. Et l’on se regarde s’écrouler dans sa propre merde, qui garnit la cuvette sale, en évitant les détritus ou les vêtements puants qui jonchent le sol, mangeant avec des couverts sales de quatre repas déjà, se demandant combien de temps on pourrait tenir comme ça, jusqu’où cela pourrait aller, et si la fin est proche… Et on se sent enfin la vérité d’une vie entière, le peu qu’il reste de la volonté quand le devoir s’en est allé…

On voudrait bien ne plus jamais sortir de cette décharge mais cigarettes, gras et sucre viennent à manquer, alors on se tire du lit quinze minute pour acheter cela, et l’on se rend à ce moment compte de sa saleté, cheveux, dents, pieds, fringues, de son odeur, sueur et pisse, sans que cela motive la moindre envie de régler cela. Pire sans doute : on réalise qu’on peut trainer ce qu’il reste de soi dehors sans que personne ne s’en trouve gêné, précisément parce que le monde se résume désormais à personne, et qu’on est un clodo de plus dans une ville qui en a fait, avec ses pigeons et ses rats, ses espèces endémiques… On mesure alors comme il serait facile de se fondre dans ce décor.

Puis on rentre vite dans sa grotte avec ses victuailles et à chaque cigarette que l’on fume, on se dit que quand elle sera terminée, on ira nettoyer la cuvette, laver la casserole aux moucherons qui se décompose dans l’eau stagnante de l’évier, gratter la sauce tomate séchée sur le sol du salon. Mais la cigarette finie, on se décide finalement à en fumer une autre, à manger un gâteau ou se branler dans les chiottes, avant de refumer…

Le plus alarmant dans tout cela, on le sait toutefois, c’est de ne plus parler à personne, s’habituer à la déception de voir seulement son téléphone sonner pour qu’on nous y propose des offres de défiscalisation. Tout ce que le monde veut de nous désormais, ce n’est pas ce que l’on est mais ce que l’on a et le peu que l’on vaut, ce que l’on sait faire, alors on se retourne ventre vers le ciel en regardant les charognards se servir autant qu’ils peuvent dans le reste de soi. Mais l’on se rend compte que malgré toute l’énergie qu’on y a mise autrefois, on existe déjà plus pour grand monde, qu’on est plus cette chair consommable. Alors on se retourne vers la télévision pour entendre parler sa langue, quoi qu’elle dise, incapable de toutes façons de regarder quelque programme que ce soit vraiment, juste entendre parler sa langue.

Et demeurer ainsi dans le silence des bavardages vides, jusqu’au bout du jour ou de la nuit…

11. Nuit

La nuit n’est pas un refuge, c’est un cessez-le-feu où l’on me laisse faire l’inventaire des blessures. Elle a juste ceci d’apaisant que les autres y dorment alors je peux m’y sentir tranquille, sans avoir à jouer la comédie de la journée… Alors je peux y pleurer tout le ridicule que je veux, je peux m’y affaisser complètement, y perdre tout regard sur ma dignité d’homme, être un chien qui passe le temps, seulement.

Et je ne veux pas m’endormir, même si mon corps le réclame, car alors en quelques minutes de rêves ou de cauchemars qui ne sont jamais bien terribles, je serai rendu au matin, à vivre cette même déception du réveil : se retrouver soi détesté, détestable, dans ce même monde indifférent…

Parfois pousser jusqu’à voir l’aube se lever quand on a passé les heures à faire des ricochets sur le lac du sommeil, et se garder alors de cette déception, où la voir infuser lentement comme la lumière infuse dans les ténèbres…

12. Mort

La seule chose sûre, c’est qu’elle viendra au terme de soi. Et le plus terrifiant dans sa venue, c’est cette impression que soi n’a jamais commencé, qu’on a essayé mille fois de le mettre à l’eau, de le pousser d’un geste franc, mais que la barque n’a jamais fait que quelques mètres avant de s’enfoncer dans la vase de l’existence. Le bilan sera maigre alors, sans aucun accomplissement, sans aucune réalisation que la satisfaction d’avoir élevé un enfant qui, à son tour, devra pousser le rocher de Sisyphe, relayeur de fond de vase.

Viens Charon, viens ! Et ne m’en veux pas si je ne suis pas causant : je n’ai rien à dire de notable de ce que j’ai fait ou vu, je n’ai qu’invalidé les promesses et les rêves qu’on avait mis en moi et qui se sont brisés sur la dureté du monde. Bientôt je ne serai plus rien, mais je n’ai jamais été beaucoup plus que ça, alors…

Alors, malgré l’instinct animal qui peut saisir à l’occasion d’une douleur, je ne fais pas grand effort pour me garder de toi : que la sape continue, que le sablier se vide, plus ou moins vite, ne changera pas au constat du néant.

Publié dansPoésie : je

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